
La nuit est tombée depuis longtemps , minuit approche . Il reste pas mal de monde dans le saloon enfumé , mais les consommateurs ne parlent pas beaucoup , car une table dans le fond de la salle monopolise l'attention : deux hommes y jouent au poker depuis des heures . . .
L'un d'eux est de veture correcte , presque banale , tandis que l'autre , à la moustache conquérante , affiche une allure un peu plus voyante , d'autant plus que sa pile de jetons diminue à vue d'oeil depuis le début de la partie ; et , plus il perd , plus il boit , mais semble garder un calme exceptionnel . . .
A un certain moment , il hausse la mise de façon inattendue ; son adversaire suit. Il hausse aussitot , l'autre suit de nouveau , et , de surenchère en surenchère , la table disparait presque sous les jetons . . . Ils s'arrètent enfin
Celui qui a annoncé à voir abat ses cartes et annonce :
Brelan de valet !
Full aux as par les six , rétorque l'homme aux cheveux longs . . .
Ce serait mieux , dit l'autre , en retournant les cartes de son vis à vis , mais je ne vois qu'une paire et un six !
Mauvaise idée : sur l'instant , il réalise qu'un révolver vient de surgir du néant , et pointe sa gueule mençante sur son front !
Son adversaire vient en effet de dégainer à la vitesse de l'éclair , et il rugit , en désignant l'arme du regard : Voila l'autre six !!! Puis il ajoute en brandissant un énorme coutelas Bowie : voici l'as !
Tu a gagné , ramasse le pot ! Conclut l'autre d'une voix blanche . . .
Le dénommé Mc Donald , joueur professionnel , vient de perdre une partie de sa réputation face au célèbre Wild Bill Hickock .
Hickock avait un faible pour le poker , mais il jouait comme un pied , et offrait une proie facile pour les professionnels qui se pressaient à table ; ses amis avaient beau lui dire qu'on le prenait pour un pigeon , il disait qu'il était assez grand pour savoir ce qu'il avait à faire , la preuve . . .
Cette anecdote est rigoureusement authenthique , et c'est par elle que j'ai choisi de vous introduire dans l'ambiance des villes de l'Ouest à l'époque de sa conquète . . .

Dans ces villes de "bétail " , comme on les nommait , ou dans les villes minières , les loisirs des hommes , beaucoup plus nombreux que les femmes ( quand il y avait des femmes qui n'étaient pas de petite vertu ) étaient plutot restreints . . . Leurs seuls dérivatif étaient l'alcool , le jeu , et . . . les maisons closes .
Ces trois pôles d'attractions : bars , salles de jeu et bordels rivalisaient donc entre eux ; le jeu etait la distraction favorite , mais les prostituées jouaient un rôle tout aussi important . Les biens -pensants et les moralisateurs pouvaient bien crier au scandale , comme cette société était à majorité masculine , les filles de joie apaisaient les passions dans cette atmosphère de violence permanente .
Au centre du tohu-bohu général , se dressait , au propre comme au figuré , le saloon ; pour certains , lieu de distraction , pour d'autres , source d'agitation perpétuelle , incontournable , il figure évidemment dans tout les westerns !! C'est l'endroit ou on met au défi les "étrangers " de prouver leur courage , ou le bon et le méchant , échangent quelques invectives avant de se tirer dessus , clichés bien connus . . .
En fait , c'est un lieu de rencontre souvent plaisant . Les hommes s'y retrouvaient pour prendre un verre ( enfin pas qu'un . . .) , prendre un repas , jouer aux cartes , ou écouter de la musique .
Dans les premiers temps , on trouva des bars à bière sous des tentes . Avec l'avénement du chemin de fer , des tentes de ce type étaient dressées tout au long des voies.
Et automatiquement jumelées avec des casinos et des maisons closes . Les constructions en dur suivirent . Leurs tenanciers les animaient du mieux possible : on engageait une " chanteuse " , généralement la prostituée locale ( il n'y en avait pas toujours plusieurs ) , accompagnée par un pianiste , un joueur de banjo , un violoniste ou , plus rarement , un quatuor . La surface totale ne dépassait guère cent mètres carrés . Le bar lui-mème prenait quasiment toute la place , et les clients étaient donc entassés dans une douce odeur de transpiration , d'alcool et de tabac ( ce qui a bien changé depuis là-bas ! ) . . .
Le service variait d'un établissement à l'autre , mais , en général ,on trouvait les boissons , alcoolisées ou non ,en grand choix : de longues rangées de tonneaux contenaient bières et vins divers , tandis que les bouteilles étaient soigneusement alignées au fond du bar . Bières brunes ou blondes , du pays ou autres , whiskies nationaux ou importés ,Ginger Ale , Gin , Guinness Irlandais , rhum jamaicain , sherry et porto , cognac local etc etc . . . Il y avait de quoi satisfaire les plus exigeants .
Par contre le confort des bars était plutôt sommaire , pour ne pas dire primitif ! Les toilettes , par exemple ,un seau et une corde , dissimulés par une couverture !!!!! Les clients ne s'en formalisaient pas . . . les voisins , si !!!
Les tripots et les salles de jeux étaient fréquentés par une faune de mauvaise réputation , on s'en doute : joueurs , tricheurs impénitents et escrocs patentés n'avaient qu'un seul but , qu'une seule idée en tète : plumer le pigeon . . . Leur présence dans la ville aggravait encore la violence qui y régnait . Le joueur est devenu un personnage mythique , inséparable du cow-boy et de l'aventurier , quand il n'était pas un peu des trois à la fois . . .
Les joueurs n'avaient pas attendu l'explosion des villes à bétail et l'avénement du chemin de fer pour manier ces cartes qui apportaient tour à tour richesse et désespoir : ils prospéraient , déja , du temps des bateaux à vapeur , Lorsque les grandes roues de ces bâtiments lourdement chargés déchiraient les eaux du Mississippi et du Missouri . . .
Des articles parurent dans le but de mettre en garde les victimes potentielles de ces personnages plus que douteux , par exemple , le Chronicle d'Abilène publia une rubrique dans laquelle on découvrait les moyens de tricher les plus fréquents et les plus usités , le rédacteur y passant en revue roulette , vingt et un , rouge et noir , poker . . . Révélant les trucs employés par les tricheurs pour dépouiller les gogos : cartes marquées ou entaillées , plateaux de roulettes pipés , miroirs et murs creux derrière lesquels on était épiés par un petit trou , le comparse avertissant au moyen d'une ficelle reliée etc etc . . . Toute une industrie , n'est ce pas ?
Je n'ose imaginer , avec la sophistication de la technologie contemporaine , comment cela a évolué jusqu'à nos jours . . .
Enfin , si , je peux puisque je suis illusionniste de profession . . .Mais ce n'est pas le propos de mon article .
La ruée vers l'Ouest , les vastes transhumances , la fièvre de l'or , l'avancée du chemin de fer et la croissance des villes champignons minières furent donc un appât de premier choix pour tous ces aventuriers , qui contribuèrent également à faire prospérer bars et maisons closes où ils oeuvraient habituellement , car quelles que soient les opinions très variées émises sur les joueurs , le jeu , sous toutes ses formes , cartes ou paris , et les risques pris par les marchands de bétail étaient une marque de pouvoir , de statut social et de haut rang .
Cependant , il faut savoir que le schéma était toujours le meme : les joueurs commençaient par faire la loi puis , avec le temps , la publication de décrets et l'application d'impôts divers , l'équilibre revenait .
Certains édiles bien connus étaient eux-memes des joueurs invétérés , je ne citerais que deux exemples , mais non des moindres : Wyatt Earp , d'abord . Célèbre pour son combat à OK Corral ; il jouait depuis 1870 . En 1880 , il devint copropriétaire d'un bar de Tombstone dans l'Arizona , l'Oriental . Plus tard , il devait acheter d'autres établissements de ce genre en Idaho , et prendre des parts dans des mines . A l'apogée de la ruée vers l'or du Klondyke , Earp possédait un bar à Nome , en Alaska . On l'accusa par la suite d'abus de confiance , mais rien ne pût jamais être prouvé . Ce qui est certain , c'est qu'il avait la passion du jeu .
Wild Bill Hickock , ensuite . . . Bien sur , même lui ( surtout lui ) tenait son propre tripot . La presse des années 1860 le décrivait comme " l'enfer " de Junction City . Il possédait aussi un bar à Hays City , mais il le vendit rapidement . A Abilène , il se partageait entre ses fonctions de tenancier et de marshall , comme il l'avait fait à Hays City , quand il était shérif du comté Ellis , en 1869 . Sa carrière de gunfighter révolue , Wild Bill se concentra sur le jeu , et ce fut ce qui lui fut fatal : il fut tué à Deadwood , abattu dans le dos alors qu'il disputait une partie de poker .
Je vous l'ai déja narré , lorqu'il perdit la vie , il lâcha ses cartes : les deux as noirs , les deux huit noirs et le valet ( ou la dame ) de carreau . . . Main fatale , qui sera surnommée " Dead man's hand " , la main du mort .
Dans le sillage des maisons de jeux , on retrouve invariablement la protistution . Mal nécessaire , comme je l'ai souligné plus haut et , encore une fois source de nombreux troubles .
Comme les tripots , ces endroits fleurissaient au gré des transhumances et leur propérité était fonction des saisons du bétail , du travail des mineurs , ou de la présence des chercheurs d'or . . . Certains notables " en croquaient " , comme de bien entendu , et je peux citer - ncore eux !!! - Hickock , qui faisait affaires avec des prostituées , et Earp , dont les démelés avec les femmes n'ont pas autant retenu l'attention que ses exploits au révolver , mais qui ne fûrent pas moins patents . . . Et leurs valûrent les pires ennuis .
Certaines villes acceptaient la présence des " maisons " et de leurs pensionnaires , d'autres pas , et il y eut de nombreuses algarades , pétitions , et actions menées par les "personnes respectables " . Dans certaines villes , on fit carrément déménager maison et personnel , parfois simplement d'une rue à l'autre , ou de l'autre coté du chemin de fer , si bien que ce dernier devenait symboliquement la démarcation entre deux statuts sociaux !
Quand le commerce de bétail déclina , la civilisation se mit lentement en branle . On s'est étonné qu'il existe peu de documents sur les villes de bétail ; une explication veut que de nombreux incendies ayant déja ravagé celles-ci au fil du temps , beaucoup d'écrits sont partis en fumée . . .
Oui , mais . . . Les vrais coupables fûrent ceux qui , en détruisant des dossiers , en ont éffacés les noms ! Le passé était le passé et ils ne voulaient pas y etre mêlés . D'ailleurs , les gens de l'époque s'interessaient plus à ce qui se passait à Washington ou à la cour de la reine Victoria que chez eux . . .
En 1930 , à Abilène furent récupérés des archives , dans la caserne des pompiers . destinées à être incinérées , elles furent sauvées in extrémis . La lecture de ces documents montre comment ces villes à bétail et minières ont évolués , des tentes de l'origine aux cabanes de bois , des rues boueuses jonchées d'ordure et où s'alignaient bar et bordels , pour s'engager petit à petit dans le chemin de la respectabilité .